13

Malgré la nuit tombée, les rues poussiéreuses étaient bondées. L’éclat de la pleine lune, perchée haut dans le ciel, était assez vif pour renforcer celui des torches allumées dans la cité. Les gens se pressaient et se bousculaient, trop excités pour rentrer dormir. Partout fleurissaient des emblèmes victorieux : des colonnes de bois peint à chaque coin de rue, des guirlandes de couleurs vives drapées autour des fenêtres, et des statues dorées de Réchep[31] et de Neith. Huy et Psaro, qui avaient rebroussé chemin, tentaient de se frayer un passage à contre-courant dans la foule. Le scribe sentait la panique monter en lui pour former une boule compacte à la base de sa gorge.

C’était comme dans ces cauchemars où l’on courait sans parvenir à progresser. Le cœur de Huy martelait : Tu arriveras trop tard, tu arriveras trop tard ; cependant il continuait à jouer des coudes, Psaro sur les talons, conscient de la curiosité qu’il suscitait, seul visage sombre au milieu de la joie ambiante.

Quand ils atteignirent le marché, ils trouvèrent la petite place plus encombrée encore, à ceci près que la marchande des Deux-Fleuves avait disparu. Son étal chargé de verroterie et de terre cuite était abandonné aux seuls soins du singe, qui avait fini ses dattes et, assis sur son postérieur, levait vers les passants des yeux ronds pleins de frayeur.

Espérant encore contre toute logique, Huy chercha désespérément la marchande. Il accosta le vendeur de l’étal le plus proche, un gros homme à la peau foncée imprégnée par le parfum des épices qu’il vendait.

« As-tu vu la femme de cet étal, là-bas ?

— Non… Où elle est passée ? On ne sait plus où donner de la tête, avec cette foule ! Tout de même, dit-il en se grattant le crâne, c’est bizarre qu’elle ne m’ait pas demandé de surveiller sa marchandise. Les jours comme celui-ci, les voleurs sont pires qu’une nuée de mouches sur une mule crevée. »

Huy était déjà parti et se faufilait entre les passants vers la maison où il avait laissé Nofretka et Héby moins d’une heure plus tôt. Impatiemment, il grimpa les marches étroites menant au deuxième, conscient que Psaro se trouvait toujours quelque part derrière, mais trop absorbé pour lui prêter attention.

La porte était ouverte. Huy s’approcha de la table sans même avoir l’idée d’un piège. Mais l’endroit était désert et il perçut le vide de la chambre voisine, d’où Héby avait surgi, avant même d’y entrer. C’était une petite alcôve, avec un lit étroit contre un mur et une commode sur laquelle étaient posées une lampe à huile cassée et des graines de tournesol grillées, sur un bout d’étoffe. La pièce principale, que le clair de lune permettait d’examiner sans peine, était telle qu’ils l’avaient laissée, avec le vin et les gobelets sur la table et les tabourets à côté. On ne décelait pas la moindre trace de lutte.

« Ils sont peut-être simplement partis après nous ? hasarda nerveusement Psaro, toute son assurance disparue.

— Si c’était le cas, la marchande serait encore là-bas », répondit sèchement Huy.

On s’était servi de lui pour remonter jusqu’à son fils. Héby et Nofretka avaient-ils bien mesuré le risque qu’ils prenaient, ou le jeune homme supposait-il que son père saurait s’entourer des précautions nécessaires ? Eh bien, le mal était fait. Désormais, seul importait de découvrir où ils avaient été conduits et où se trouvaient les comptes.

Le scribe parcourut à nouveau la pièce des yeux, espérant découvrir un indice, un message. Mais il ne vit rien, pas même une rayure sur le sol. Il y avait encore du vin dans le verre d’Héby. Huy le contempla, le cœur serré. N’avait-il retrouvé son fils que pour le perdre encore ? Les dieux étaient trop cruels.

« Qu’allons-nous faire ? demanda Psaro, dont l’expression s’était faite pathétique.

— Rentrer. Pour l’instant, nous ne pouvons rien. »

Une autre terrible question se formait dans son esprit : que dirait-il à Aahmès ?

 

L’aube d’un jour nouveau se leva, froide, claire, resplendissante. Si limpide était la lumière qu’à l’horizon d’orient, on voyait distinctement une tache blanche onduler entre le vert de la mer et le bleu du ciel. Et, comme par un fait exprès, derrière cette première voile apparut, gigantesque, le dieu Rê dans son char écarlate.

Le temps que le guetteur eût couru chez Kamosé pour lui porter la nouvelle et reçu les dix chénâti d’argent promis en récompense, d’autres voiles avaient rejoint la première. Miroitant dans la brume tandis que le soleil poursuivait son ascension, elles grossirent à une vitesse surprenante, poussées vers la cité par le vent du Nord. Avant peu, les pennons colorés en haut des mâts devinrent reconnaissables, mais tous savaient d’ores et déjà que c’étaient les vaisseaux-faucons du général. Horemheb était de retour.

Presque toute la cité afflua vers la jetée du camp, où accosterait la flottille. On avait dressé une estrade en bois, ornée de fleurs et de coquillages, sur laquelle s’étaient placés Kamosé, Ouserhet et les hauts fonctionnaires des administrations civile et militaire. Les navires approchaient, et les badauds installés sur le rivage adressèrent de grands signes aux passagers. Le vent avait tourné et les voiles flottaient faiblement, mais la mer était assez calme pour continuer l’approche à la rame. Il fallut un certain temps aux vaisseaux pour se ranger le long de la jetée. Sous le soleil déjà haut, ceux qui attendaient sur l’estrade transpiraient abondamment malgré le large dais de lin à liséré d’or tendu au-dessus de leur tête.

Le vaisseau amiral heurta le premier la jetée, qui vibra sous le choc. Cinq marins bondirent pour attraper les cordages lancés par leurs compagnons et se précipitèrent sur les lourdes bornes d’amarrage, après quoi ils coururent jusqu’au milieu du navire pour guider la passerelle et y dérouler une étoffe dorée afin que le général pût y avancer. Alors, précédé par deux officiers arborant la livrée blanc, bleu, or de la garde impériale et suivi par dix autres, Horemheb débarqua.

Sa haute coiffure, surmontée d’un plumet qui le faisait paraître encore plus grand, scintillait d’or au soleil. Aminci, la peau brunie, il foula le sol de la jetée avec l’assurance d’un homme rentré en possession d’un royaume. Un murmure de crainte et de respect parcourut la foule. Un cavalier quitta le camp au grand galop en direction de la cité et, sans aucun doute, la nouvelle de l’arrivée triomphale du général volerait vers la capitale du Sud avant même qu’il eût fait son entrée dans la cité de la Mer.

Parmi la foule aux abords de l’estrade, Aahmès et Menouhotep assistaient sans grand intérêt à cette cérémonie, ne songeant qu’à Héby. À mesure que les troupes se déversaient des navires et s’alignaient sur la grande place carrée, ils s’obstinaient à le chercher des yeux, même s’ils savaient que c’était en vain.

À l’arrière des officiels, Sénofer et Méten regardèrent impassiblement Kamosé et Ouserhet accueillir Horemheb. Atirma et Hémet, vêtus de blanc et d’or, se tenaient sur le côté. Chérouiri allait et venait discrètement entre les groupes pour orchestrer l’ordre des hommages et des discours. Huy, tremblant intérieurement d’impatience que tout cela fût fini, observait, invisible au milieu de la foule. Il n’avait rien dit à Aahmès. Il tenait d’abord à élucider certains points, mais il savait bien, au fond, qu’il cherchait à repousser cette douloureuse confrontation. Lui-même ne pouvait se résoudre à admettre ce que lui répétait son cœur : que, selon toute vraisemblance, son fils était mort.

Il s’accrochait à un dernier espoir. Tout au long de la cérémonie, qui se poursuivit bien après le passage du soleil dans la barque-seqtet, le scribe ne perdit pas de vue Chérouiri, à tel point que, par moments, l’intendant le sentait et scrutait la foule, mal à l’aise. Enfin, cette réception protocolaire toucha à son terme. Les chars tirés par des chevaux empanachés furent amenés devant la caravane de litières richement décorées qui transporteraient les dignitaires à la résidence, où le banquet de la victoire durerait, pour certains des convives, trois jours et trois nuits.

Il fallut une heure pour que la foule se disperse, et une heure encore pour que la procession parvienne à destination. Alors le flot d’invités s’engouffra chez le gouverneur. Chérouiri n’était pas facile à trouver, mais Huy réussit à l’intercepter dans un couloir, derrière la grande cour où dînaient les hôtes les plus éminents.

« Chérouiri ! appela le scribe d’une voix si dure que l’intendant s’arrêta net.

— Huy ! Cela faisait longtemps. Pardonne-moi, mais le moment est mal choisi pour bavarder.

— Ah, non ! Pas de ça ! » répliqua le scribe, qui n’était pas d’humeur à se montrer poli.

Il l’empoigna par sa tunique et l’entraîna dans une petite antichambre, où il le poussa contre le mur.

« Que se passe-t-il ? s’alarma Chérouiri, regardant derrière Huy comme pour chercher un moyen de s’échapper.

— J’ai vu Héby.

— Quoi ?

— Ne fais pas l’innocent. Il m’a tout raconté. Tu t’es bien moqué de moi, Chérouiri. Si tu veux toujours m’accompagner à la capitale du Sud, tu as intérêt à m’aider pour de bon. »

Chérouiri tenta de se redresser, mais son visage s’altéra et tout son corps s’affaissa. Soudain, il parut très las.

« Héby t’a fait venir ? demanda-t-il.

— Par l’entremise de Nofretka.

— Il m’était impossible de te parler de lui. J’avais donné ma parole.

— Cela, je le respecte. Mais, maintenant, plus rien ne t’empêche de me dire où il se trouve. »

Il n’espérait qu’à demi que Chérouiri le saurait et s’était donc préparé à l’expression impuissante qui se peignit sur son visage.

« Je ne sais pas… Je n’ai jamais su où il se cachait.

— Tu lui as fourni des vêtements.

— Je les ai déposés chez une marchande du quartier sud.

— Étais-tu au courant de ses relations avec Nofretka ?

— Oui. Je lui transmettais les messages d’Héby.

— Qui d’autre le savait ?

— Je l’ignore. Certainement pas Douaf, mais Méten devait s’en douter. Qu’est-il arrivé ? »

Brièvement, Huy lui relata les événements de la soirée précédente. Quand il eut fini, Chérouiri resta silencieux un long moment.

« Si quelqu’un t’a suivi, il a pu alerter ses maîtres avant qu’Héby ait eu la possibilité de s’échapper. Mais ton fils est plein de ressources, aussi ne perds pas tout espoir. Ce qui m’inquiète le plus est que Nofretka ait disparu, elle aussi. Elle aurait dû se trouver parmi les invités, aujourd’hui. Kamosé a déjà remarqué son absence. Mais il y avait trop à faire pour que cela suscite beaucoup de curiosité.

— À ton avis, qui a pu me faire suivre ?

— N’importe lequel d’entre eux. De la part de Kamosé, cela me paraît peu probable puisque tu travaillais pour lui. D’un autre côté, il tenait peut-être à s’assurer que tu ne découvrirais rien de compromettant à son sujet.

— Et les deux frères ?

— C’est eux qui ont le plus à perdre.

— Kamosé et les autres ont-ils la moindre idée de ce qu’ils complotent ?

— Je pense que non. Et Kamosé ne sait pas encore que les comptes ont disparu.

— Je n’ai pas vu ces rouleaux. Héby affirmait les avoir en sa possession, mais je n’ai que sa parole.

— Pourquoi t’aurait-il menti ? »

Huy ne dit mot.

« Il faut retrouver Nofretka », déclara Chérouiri.

Oui, songea le scribe, à condition qu’elle et Héby soient encore en vie.

« Je t’aiderai, continua l’intendant. J’ai toujours été de ton côté. »

Une grande clameur monta dans la cour, saluant l’entrée des acrobates de Keftiou.

« Je dois partir. On va se demander où je suis.

— Nous démasquerons les coupables, lui jura Huy. Que nous retrouvions mon fils ou pas, avec ou sans les comptes. »

Il quitta Chérouiri et prit le sentier menant au pavillon. Indifférent aux réjouissances qui battaient leur plein, il ne pensait qu’à son enfant. Dans quel étrange combat, pour quel genre de justice Héby s’était-il engagé, au point que la fin lui parût justifier n’importe quel moyen ? Il semblait sincèrement épris de Nofretka, et elle de lui. Quel rôle la jalousie avait-elle joué dans son ardeur purificatrice ? Comment aurait-il pu laisser la jeune fille seule et partir au front, sachant que Douaf projetait de la marier à Méten ? Mais l’ombre qui pesait le plus lourdement sur le cœur du scribe était l’admiration d’Héby pour Horemheb. Exercer la justice était une chose. L’exercer au mépris des circonstances, sans souci de miséricorde en était une tout autre. L’existence imposait des compromis ; Huy l’avait durement appris et savait qu’Horemheb, en dépit de l’image qu’il présentait, n’était pas différent. Mais aux yeux d’Héby, la vie devait être canalisée de force dans la voie la plus droite. Ce genre d’intransigeance était périlleux. Huy pouvait seulement espérer qu’Héby survivrait et qu’avec le temps, il se déferait de ces dangereuses convictions.

Il ne croyait pas en un rédempteur universel, pas plus sur terre qu’au-dessus de la voûte métallique des cieux. Seuls existaient l’épreuve, l’erreur et un long tâtonnement aveugle – avec un peu de chance, en direction de la vérité.

Le petit pavillon semblait bien terne après la splendeur fastueuse dont la résidence était parée à l’occasion des festivités, cependant l’odeur de canard rôti, de shemchémet[32] et de lentilles réconforta le cœur de Huy. Son corps las avait grand besoin de nourriture – et aussi d’alcool. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Psaro vint à sa rencontre non avec une coupe de vin ou un gobelet de bière, mais avec un verre d’alcool de figue. Huy avala le liquide brûlant et, reconnaissant, le sentit se répandre à travers les canaux de son corps. Alors il prit conscience que Psaro l’observait attentivement.

« Pas de nouvelles de Nofretka, comprit le scribe sans avoir besoin de poser la question.

— Non, pas plus que de Parénefer, confirma le serviteur. Personne ne les a vus depuis hier. Méten a donné ordre d’apposer les scellés sur la maison.

— Déjà ?

— Il en a requis la permission auprès de Kamosé, en faisant valoir la nécessité de protéger la propriété de Douaf. En réalité, il n’y a qu’une petite garde mézai postée devant la porte. Plus personne n’y habite, mais j’imagine que Méten a un droit d’accès. »

Huy conserva le silence.

« Voudras-tu manger ? » demanda Psaro.

Huy accepta, mais se nourrit machinalement et sans appétit. La mélancolie qu’il avait réussi à repousser déferlait sur lui, maintenant qu’il était réduit à l’impuissance. Il ressentait un vide douloureux. Ses anciens espoirs n’avaient été ranimés que pour être anéantis. Mais s’il lui restait une chose à accomplir, dans ce cauchemar, c’était mener à bien le plan d’Héby en dénonçant les fraudeurs. Hélas, Huy craignait de plus en plus que de nouveaux crimes aient été commis.

« C’est ma faute, soupira Psaro.

— De quoi parles-tu ? demanda Huy, sortant de son apathie.

— Je n’aurais jamais dû me fier à Parénefer. J’ai été trop sûr de moi. »

Huy le consola d’un sourire.

« Tu as fait de ton mieux. Qui aurait pensé à prendre de telles précautions ? Tu as été bien moins négligent que moi. Je ne m’attendais pas à voir Héby et j’étais très loin de soupçonner un quelconque danger.

— Je ne comprends pas ce qui est arrivé à Parénefer… Il souhaitait nous aider et était profondément attaché à Nofretka. J’avais eu l’impression qu’il me montrait son cœur véritable.

— C’est un mauvais coup du sort, peut-être un détail infime. Si un enfant jette un caillou dans le Fleuve à un certain moment, d’une certaine manière, ce simple geste peut avoir une incidence sur tout le cours de l’histoire. Les mains des dieux effleurent jusqu’aux rides de l’eau. Nous ne pouvons qu’attendre pour voir ce qui en résultera. Héby était conscient des risques qu’il courait. Il a voulu me voir, me parler, me confier ses désirs et ses rêves. Je ne saurai jamais ce qu’il a pensé de moi lors de cette rencontre ; mais il fallait qu’il le fasse, quels qu’en soient le prix et les conséquences.

— À t’entendre, on croirait qu’il est mort.

— Oui. »

Huy changea de position sur son tabouret et dit à son serviteur :

« Je suis épuisé comme si je n’avais jamais connu le repos de toute ma vie. »

Il alla se coucher en redoutant les mauvais rêves ; mais dès qu’il fut allongé, il sombra dans un sommeil aussi profond que celui d’un homme monté dans la Barque de la Nuit.

 

« Elle finira bien par nous le dire, affirma Sénofer.

— Oui, mais peut-être trop tard, répliqua Méten.

— Que veux-tu ? Nous ne pouvons pas la torturer. Elle est notre seul recours, si nous voulons mettre la main sur la fortune de Douaf.

— Maintenant, elle ne m’épousera plus.

— Si elle meurt, les biens de son père iront à l’État et seront gérés par Kamosé, à moins que nous ne précipitions sa chute.

— Et le moyen d’y parvenir, sans les comptes ? »

Sénofer se tapota pensivement les dents. Les frères s’étaient esquivés du banquet aussi tôt qu’ils l’avaient pu. Malheureusement en un sens, cela leur avait été facile car ils étaient assis loin d’Horemheb, qui n’avait pas une seule fois tourné les yeux vers eux. Parmi les présents remis par le général, il n’y avait rien pour les fils d’Ipour. Même la nomination de Sénofer au poste de son père n’avait pas été confirmée.

« Kamosé trame quelque chose. Crois-tu qu’il se doute ?

— Non, il est trop stupide.

— Il est très proche de son gendre, dont l’espion nous a conduits à Héby. Si Atirma n’avait pris la décision de faire suivre Huy, nous ne l’aurions jamais retrouvé. Comme quoi les plus stupides ne sont pas ceux qu’on pourrait croire.

— Je savais qu’Héby était vivant ! Je le sentais ! dit Méten d’un air sombre.

— Pour ma part, admit Sénofer avec amertume, je ne me serais pas douté qu’il voulait nous trahir.

— Il nous aurait vendus à Horemheb.

— Pourquoi ? »

Méten esquissa un haussement d’épaules.

« Pour Nofretka. Pour le pouvoir. »

La faible lumière d’une lampe à huile solitaire trouait la pénombre du cabinet de travail. Peu de chose y avait changé depuis la mort d’Ipour. Sur le bureau massif, au centre de la pièce, se trouvait une carafe de vin. Sénofer s’en servit une coupe et but à longs traits.

« Nous devons en finir avec Kamosé. Il faut que tu deviennes gouverneur.

— Tel était le plan initial, mon cher frère. Mais sans preuve…

— Nous l’exécuterons quoi qu’il en coûte, dit Sénofer d’un ton sinistre. Il ne sera pas dit qu’Héby nous aura arraché la victoire. Si nous ne pouvons tracer le sillon comme nous l’entendions, nous en creuserons un autre.

— Que faut-il faire ?

— Atirma doit mourir, même si c’est moins satisfaisant qu’une disgrâce, puisque sa veuve héritera de ses propriétés.

— Tu pourras encore l’épouser. Elle y consentira.

— Certes. Et toi, tu épouseras Nofretka. Ne t’inquiète pas pour son consentement. Nous la droguerons et elle ne vivra pas longtemps après ses noces.

— Tu es fou ! Nous ne pourrons jamais…

— Il le faut ! Je n’échouerai pas tout près du but, après avoir mûri mon plan si longtemps. Douaf te destinait Nofretka. Kamosé sanctionnera cette union, sans quoi nous révélerons à Horemheb quel sort ont connu ses prisonniers de guerre.

— Cela ne sert à rien, sans les comptes, lui rappela Méten.

— Kamosé ne sait pas que nous ne les avons plus.

— Mais Horemheb les réclamera.

— Nous n’aurons peut-être pas à aller le trouver. Il se peut que la menace suffise.

— Et si Kamosé demande à les voir ? »

Sénofer se mordit les lèvres.

« Retournons interroger Nofretka.

— Qu’est-ce qui te rend si sûr qu’elle connaît la cachette ?

— Elle est la complice d’Héby. Il n’a pu les prendre sans son aide. Comment serait-il entré dans la maison ? Tu es vraiment trop idiot, Méten ! s’exaspéra Sénofer en foudroyant son frère des yeux. Pourquoi as-tu assassiné Douaf ?

— Il fallait qu’il meure. Il commençait à me soupçonner.

— D’être l’amant de sa femme ?

— C’est pour cela qu’il l’a tuée. Elle ne serait jamais partie sans me prévenir. Alors, je l’ai surveillé. Je l’ai trouvé, penchée sur elle, dans le tunnel où il l’avait enterrée. Il devait mourir.

— À t’entendre, on croirait en vérité que tu t’étais entiché de Méritrê, remarqua Sénofer avec mépris. Connais-tu ton propre cœur ?

— Tu ne sais pas ce que c’est que l’amour et tu ne le sauras jamais.

— C’est un sentiment dont tu devrais te garder à l’avenir. Il n’a pas sa place dans la vie des grands hommes. L’étoile d’Horemheb se lève, à nous de rester dans son sillage. Pourquoi ne nous a-t-il pas accordé un regard ? Pourquoi n’a-t-il pas confirmé mon rang ?

— Attendons que la fête se termine. Alors, nous serons fixés.

— D’ici là, il faut récupérer les comptes.

— Et si elle refuse de parler ?

— Alors, tant pis pour elle !

— Que vas-tu lui faire ? Elle est devenue indifférente à la douleur. Je me demande si nous pouvons lui infliger un pire supplice que celui qu’elle subit déjà.

— Alors, fouillons la maison de fond en comble. »

De rage, Sénofer se mordit l’index jusqu’au sang. Mais tout n’était pas perdu. Par un pur hasard ou un cadeau des dieux, ils avaient retrouvé Héby et avaient pu le débusquer dans sa tanière. Le serpent qui s’apprête à mordre est si fasciné par sa proie qu’il ne voit pas la fourche sur le point de le transpercer.

Ainsi en avait-il été d’Héby, qui avait failli causer leur perte mais qui, désormais, ne les ennuierait plus. Dommage qu’ils n’aient pu apprendre de lui ce qu’il avait fait des comptes. Il semblait endurci contre toutes les drogues. Du moins, ils l’avaient capturé ! Une chance qu’Atirma eût directement envoyé son espion chez Sénofer. Mais le jeune prêtre savait pourquoi il avait agi ainsi. C’était pour cette même raison que le nom d’Atirma n’était pas entaché par les comptes : sur le papier, il s’était borné à acquérir légalement des prisonniers de guerre. Atirma évitait de se salir les mains et restait à couvert.

Or, cela convenait parfaitement à Sénofer. Car aussi longtemps qu’Atirma se croirait à l’abri des frères, il ne se méfierait pas d’eux.

 

Un groupe de soldats ivres, regagnant les baraquements au petit jour, découvrit le corps d’Héby sur le sable blanc du rivage. L’élégante tenue qu’il avait revêtue pour rencontrer Huy était toute déchirée, ensanglantée et tachée par le sel marin. Il gisait face contre terre et les soldats, rapidement dégrisés, eurent du mal à le retourner sur le dos même en s’y mettant à quatre. Ils appréhendaient la vision qui les attendait, toutefois, hormis une légère bouffissure, le visage d’Héby était intact. Il n’avait pas séjourné dans l’eau assez longtemps pour être dévoré par les poissons, ni sur la plage pour être lacéré par les oiseaux. Un des soldats, préposé aux écuries, reconnut le jeune charrier. Deux des hommes restèrent auprès du corps tandis que leurs compagnons couraient donner l’alerte au camp.

Il suffit à Huy de voir l’expression du messager d’Ouserhet pour deviner quelle nouvelle il apportait. Psaro était parti en ville dans l’espoir de retrouver Parénefer, et le scribe fut soulagé d’être seul. Il se sentit envahi par la colère, puis par une sorte d’engourdissement. Héby était resté un rêve. Ils n’avaient pu surmonter la distance qui les séparait durant la brève entrevue accordée par les dieux et, en vérité, son caractère avait inspiré à Huy bien de l’inquiétude. Mais il avait été son enfant, son fils unique, l’homme qui aurait dû perpétuer son lien avec la terre lorsque lui-même ne serait plus. Huy fut étreint par la conscience aiguë de son âge et de sa propre futilité, mais toute son énergie vint immédiatement à la rescousse. Le temps n’était pas à l’accablement ! Pour la même raison, il résista sans peine à la boisson. Même s’il brûlait de noyer son chagrin dans l’alcool, il savait que la première gorgée suffirait à diluer sa volonté pour changer tout son être en un bourbier de remords.

La tristesse l’emplissait d’une douleur qui irradiait dans ses épaules, ses cuisses, son cœur, ses entrailles. On eût dit que le vide et les ténèbres s’étaient abattus sur lui, et ses pensées volèrent vers l’unique personne semblable à une île dans cet océan de solitude. Il avait à peine songé à Senséneb depuis son arrivée à la cité de la Mer et, même dans son chagrin, il se demanda impitoyablement pourquoi il en avait à présent un besoin si désespéré.

Telle fut la succession de sentiments qui occupèrent le temps où le messager attendait, contemplant un homme tourné entièrement en lui-même. Le scribe se reprit et décida qu’il se rendrait au camp, puis chez Aahmès.

 

Ouserhet avait fait allonger Héby sous une des tentes encore non démontées, car l’évacuation avait commencé. Les soldats réguliers ignoraient ce que le sort leur réservait, mais la plupart étaient transférés dans une nouvelle base proche de la capitale du Nord. Seule une compagnie resterait sur place, pour servir de liaison avec les troupes laissées dans la région enfin pacifiée et redevenue province de la Terre Noire. De nouveaux troubles étaient improbables : Horemheb avait fait exécuter tous les hommes entre quatorze et quarante ans. Les vieux mourraient bientôt, quant aux jeunes, ils grandiraient sous un nouveau joug. Ils continueraient à courber l’échine pendant au moins deux générations. Tel était le châtiment.

Héby ne reposerait pas là longtemps. Plus tard dans la matinée, les assistants de l’embaumeur viendraient le chercher pour l’emporter dans la tente-ibou, où il subirait la purification et les premiers préparatifs en vue de l’immortalité. Il faisait chaud, et malgré les pans de lin humide tendus à l’intérieur de la tente et les quatre soldats maniant des éventails, les mouches pullulaient. Les mouches, les vautours, les poissons, pensa Huy : les dieux les avaient créés pour nettoyer la pourriture des hommes, la pourriture que devenaient les hommes après la mort. Pas étonnant si ces trois espèces étaient exécrées ! Elles rappelaient trop aux humains leur vanité. Huy contempla son fils, pareil à une statue sculptée trop brutalement. Les muscles des bras et la chair du nez s’étaient affaissés : était-ce là l’être vibrant d’espoir et d’ambition avec lequel il discutait la veille, pour l’avenir duquel il s’était inquiété ? Les morts avaient quelque chose de vulnérable ; leurs seuls droits étaient ceux que leur concédaient les vivants. Avaient-ils vraiment encore besoin de nourriture et de boisson ? se demanda le scribe. Les fruits de pierre et le vin peint pouvaient-ils les désaltérer ? À quoi ressemblaient les Champs d’Éarrou ? À coup sûr, le seul bonheur parfait ne se trouvait que dans un néant où la douleur n’existait pas, dans l’oubli, dans les ténèbres inaccessibles aux rayons d’Aton, où il n’y avait ni froid ni chaleur, ni humidité ni sécheresse. Le bonheur et la douleur n’allaient pas l’un sans l’autre, tels Nout et Geb, tels les sens et l’existence. Sans doute la mort était-elle une délivrance et non la continuation de cette lente agonie, cette longue incertitude. Je suis né. Je ne sais pas qui je suis ni ce que j’étais. Une lumière intense blesse mes yeux, les sons explosent autour de moi. Une douleur est proche, qui ne ressemble à rien de ce que j’ai connu avant – au-delà des hurlements et des spasmes qui m’ont précipité au grand jour.

Rien ne retenait Huy dans cette tente : en vérité, il aurait aussi bien pu observer une statue assez peu ressemblante de son fils. Pourquoi son cœur était-il si insensible ? Ce qui lui importa plus fut l’accolade chaleureuse d’Ouserhet quand ce dernier lui présenta ses condoléances. Cette reconnaissance mutuelle de la souffrance était-elle l’unique consolation accordée par les dieux, en échange de l’infortune d’être né humain ?

Huy se reprit. Quelles pensées nous assaillent dans le malheur ! Mais d’autres préoccupations nécessitaient son attention.

« Qu’en sera-t-il de sa mémoire ? demanda-t-il au commandant.

— Il n’a jamais été signalé officiellement comme déserteur. Maintenant que la mer nous a rendu son corps, nous connaissons la vérité : il est tombé par-dessus bord. »

Ainsi Ouserhet mentait, lui offrant le peu de secours et de réconfort qui étaient en son pouvoir. Malgré ce qu’Héby lui avait dit de son chef, Huy lui en fut reconnaissant. Il se refusait à tout préjugé. Il ne connaissait pas le cœur d’Ouserhet, mais ne pouvait croire que cet homme fût responsable de la mort de son fils.

Il avait eu l’intention de se rendre immédiatement chez Aahmès, mais, de retour dans le pavillon, il se sentit écrasé par la fatigue. Geb semblait attirer lourdement son corps vers le sol. Psaro n’était pas encore rentré. Le scribe prit un bain et se changea seul, se rappelant le temps où il n’était pas haut fonctionnaire à la cour, où il vivait, solitaire, dans une petite maison près du port de la capitale du Sud. Tant d’années plus tôt… Depuis, bien des choses étaient arrivées et pourtant si peu, en définitive. Une série d’événements mineurs et un ou deux grands moments, construisant une vie. Et après tout, pourquoi pas ? Qui était-il, pour s’attendre à ce qu’elle revêtît plus de sens ?

Il commanda une litière pour traverser la ville. Pendant le trajet, il garda les rideaux baissés et se concentra sur le rythme du véhicule et sur les bruits de la rue. La fête se poursuivait à la résidence, même si les principaux invités s’en étaient allés depuis longtemps pour vaquer à de plus importantes affaires. Horemheb était encore dans la cité. Il ne partirait pas pour la capitale du Sud avant d’avoir consulté les derniers rapports de ses espions. Mais Huy n’était pas disposé à se soucier du sort du pays, du moins pour l’instant. D’ailleurs, il ne pouvait en rien influer sur lui.

La demeure de Menouhotep avait un aspect plus accueillant. Elle avait été nettoyée et, tout en suivant le serviteur, Huy remarqua que quelques-unes des pièces étaient rouvertes. Le soleil les inondait de lumière comme pour se moquer de la mission qu’il avait à accomplir.

Menouhotep vint à la rencontre du visiteur. Il avait à la main un pavois et marchait d’un pas vif, le regard brillant. Mais sa mine s’assombrit lorsqu’il vit le visage de Huy.

« Tu as eu de mauvaises nouvelles… »

Il le conduisit sur une terrasse dominant une cour intérieure paisible. Ils s’assirent à l’ombre fraîche d’un berceau de verdure formé par des branches de vigne vierge. De son mieux, Huy relata son histoire, omettant tout ce qui pouvait blesser Menouhotep, ne s’interrompant qu’une seule fois pour pleurer. Le marchand l’écouta, puis versa lui aussi des larmes silencieuses. Il parvint à surmonter son émotion et dit en soupirant :

« Donc, il s’est noyé. Était-ce un accident ? Que faisait-il en ville ?

— Je ne le sais pas exactement. Je crois qu’il menait à bien une mission secrète pour le compte de l’armée.

— Je vois. »

Une légère note de fierté perçait dans la voix du marchand.

« Souhaites-tu l’apprendre à Aahmès ? lui demanda le scribe.

— Je pense que cela t’incombe. C’était ton enfant.

— Où est-elle ?

— Tu la trouveras dans la cour est. Veux-tu que je t’accompagne ?

— Non. Elle aura besoin de toi ensuite, mais je préfère lui parler seul à seule. »

Aahmès était debout, baignée par un rai de soleil. Dès que Huy entra dans la cour, elle comprit aussi sûrement que si tout avait été inscrit en détail sur son front.

Après lui avoir parlé il resta auprès d’elle, incertain de la conduite à tenir. Il prit conscience qu’elle n’avait pas besoin de son réconfort. Menouhotep l’attendait, et elle alla vers lui sans même se retourner. En la regardant partir, le scribe comprit qu’il n’avait pas de place dans le présent d’Aahmès : il n’appartenait qu’à son passé. Lorsqu’il la reverrait, ce serait pour lui dire adieu, et, Héby n’étant plus là pour les relier par des fils invisibles, même si ni l’un ni l’autre ne le disait, cet adieu serait à tout jamais.

 

Il retourna rapidement à la résidence. Comme en réponse à une prière muette, il y trouva un fonctionnaire de la capitale du Sud. Sa présence pouvait uniquement signifier qu’on le rappelait à la capitale. Comme toujours, Ay avait tout calculé à la perfection.

Mais la mine triste et sérieuse de Néfer-abou en lui remettant le rouleau de papyrus prévint toute salutation joyeuse. Le message, écrit de la main soigneuse de Kenna sous la dictée du roi, n’indiquait rien d’anormal, en dehors d’une certaine urgence. Huy leva des yeux interrogateurs vers son collègue.

« Que se passe-t-il ?

— Pharaon ne se porte pas bien.

— Ah !

— J’ai également des messages pour Kamosé et Horemheb. Le roi a appris le retour triomphal du général. Il veut que tu reviennes maintenant, avec moi.

— Quand, exactement ?

— Dès que le navire sera prêt à repartir.

— J’ai besoin au moins d’un jour encore.

— As-tu réussi dans tes recherches ? »

Huy lui expliqua ce qui était arrivé.

« Il faut veiller aux préparatifs. Mon ex-épouse et son mari s’occuperont des obsèques, mais je désire prendre les frais en charge.

— Je ne doute pas que nous rattraperons le temps perdu pendant le voyage. Nous aurons le vent avec nous.

— Le roi est-il très gravement malade ? s’enquit Huy.

— Bientôt se produiront de grands bouleversements, murmura Néfer-abou.

— Où te retrouverai-je ?

— Dans ma cabine, à bord de la Déesse-de-Vérité. Laisse un message pour moi si je me suis absenté. Et, Huy… ne tarde pas trop. Vois-tu, je ne supporte pas l’odeur du poisson. »

 

Psaro était revenu bredouille. Parénefer semblait avoir disparu aussi complètement que sa maîtresse. Mais leurs corps n’avaient pas été rejetés sur le rivage, ce qui signifiait qu’ils étaient encore en vie, quelque part. Héby était mort parce qu’il n’était plus utile.

« Va chez Horemheb et sollicite une audience, dit Huy à son serviteur, qui le regarda d’un air effaré.

— Je n’ose pas !

— Mais si. J’écrirai la requête. Horemheb se souviendra peut-être de moi et cette lettre éveillera sa curiosité. Je suis sûr que tu reviendras m’annoncer qu’il m’accorde un entretien. »

Huy déroula son écritoire de cuir et sortit sa palette, puis choisit un nouveau calame dont il mâcha l’extrémité pour former le pinceau. Ensuite, il cracha dans l’encre noire afin de l’humidifier, pendant que Psaro apportait un petit godet rempli d’eau. Huy déploya un rouleau de papyrus neuf sur l’écritoire. Le maintenant fermement de la main gauche, il trempa son pinceau dans l’eau et traça des signes élégants d’une main exercée. Il puisa un réconfort inattendu dans ces gestes familiers, dans l’odeur de l’encre, le contact du jonc et du papier. Il mesura combien il avait eu besoin d’être rassuré par ce qu’il faisait le mieux. Il ne recherchait pas l’horreur de la vie. Pourquoi s’arrangeait-elle toujours pour le trouver ?

Mais il était encore debout, et tout apitoiement sur soi-même ne lui inspirait qu’impatience. Il regarda avec satisfaction le papier d’excellente qualité s’imprégner d’encre, puis s’irrita en constatant que, dans sa hâte, il avait répété la même expression ; en même temps, il sut que l’irritation était le début de la guérison. Il se sentit immédiatement coupable que son chagrin eût été de si courte durée. Mais il avait à peine connu Héby. Une partie de sa peine provenait simplement d’un attachement sentimental pour le passé. Si les larmes soulageaient, elles ne duraient qu’un temps et l’être humain était plus résistant qu’on ne pensait. Huy se rappela l’époque où Nergal avait ravagé le pays une première fois. Davantage d’hommes que de femmes avaient succombé. Dix jours après l’année de deuil, les nouvelles veuves étaient remariées. On croyait ne jamais se consoler de la disparition d’un être cher, d’une erreur ou d’une occasion manquée, mais la vie était trop brève, trop impitoyable pour permettre de se complaire dans le regret.

Huy termina la lettre, la sécha et la roula, puis l’attacha avec un lien de joncs avant de la confier à Psaro.

« Pars sur-le-champ. Ne la remets à personne, sauf au secrétaire particulier d’Horemheb. Prends mon insigne de fonctionnaire, il te facilitera la tâche. »

Il avait prévu une longue attente. En fait, les serviteurs de la résidence commençaient à peine à allumer les fours pour préparer les repas de la mi-journée quand Psaro s’en revint, rouge et surexcité, mais contrôlant son exubérance par respect pour le deuil récent de son maître.

« Il va te recevoir. Je dois y retourner avec toi immédiatement. »

En toute hâte, Huy se lava et se parfuma, après quoi Psaro l’aida à se farder et à se peigner. Horemheb avait envoyé une litière où les deux hommes s’installèrent pour couvrir la courte distance qui les séparait de la résidence.

Huy se demandait s’ils seraient accueillis par Kamosé, mais le gouverneur ne parut pas. Ils furent conduits directement dans la modeste suite orientée vers le Fleuve où logeait le général. Huy fut introduit dans une pièce sombre au plafond bas, dominée par une table massive à laquelle Horemheb était assis.

« Je me souviens de toi, dit le général. Bien du temps a passé depuis cette première rencontre[33]. Que veux-tu ?

— Je détiens certaines informations.

— Toi aussi ? Ay se meurt sans héritier direct, et un nombre sidérant de gens ont soudain des informations à me communiquer.

— C’est une chose que tu dois absolument savoir avant de repartir pour le sud.

— Quoi donc ? interrogea Horemheb en le dévisageant de son regard perçant.

— Demande à Kamosé les comptes des ventes d’esclaves.

— Celles des prisonniers de guerre ? Pourquoi devrais-je m’en soucier ? L’argent sera versé dans le trésor du roi.

— Comme tu le disais, le roi se meurt, répondit Huy, décidé à ne pas se montrer ébranlé par la confirmation de ses pires craintes. L’armée du Sud lui est fidèle. La tienne attend encore sa solde.

— Tu es bien renseigné.

— Ce ne sont que des évidences.

— Pourquoi devrais-je me charger de cela ?

— Tu as un grand destin devant toi. Ne laisse rien en suspens sur ton passage. »

Horemheb lança un coup d’œil à son secrétaire, assis à une table de taille beaucoup moins imposante.

« Horemsaef ?

— Oui ? dit l’homme, relevant la tête.

— Dehors. »

Sans bruit, les yeux baissés, l’homme rassembla ses papiers et partit sous le regard attristé de Huy. Était-ce ainsi que les gens seraient traités, dorénavant ? Il aurait crédité Horemheb de plus d’intelligence.

« Maintenant, dis-moi ce que tu sais ! » ordonna le général.

Pesant soigneusement ses mots, Huy s’exécuta. Quand il eut fini, Horemheb souriait.

« Travaillais-tu pour Ay ?

— Il m’a donné congé afin de chercher mon fils.

— Cela ne m’étonne pas.

— Il vient de me rappeler à la capitale du Sud. Je pense que tu le sais ?

— En effet, Néfer-abou m’a transmis les lettres.

— Il n’y a plus grand-chose que je puisse accomplir ici.

— Tu as agi à bon escient en m’informant de cette affaire, Huy.

— Merci.

— Tu auras du travail à la capitale du Sud tant que tu le désireras. »

Le scribe s’inclina et prit congé. Horemheb le regarda partir et attendit un instant avant de se lever pour s’approcher du balcon étroit qui dominait le Fleuve. De là, Ouserhet avait écouté toute la conversation.

« Je te le jure, je ne savais pas que Huy connaissait l’existence des comptes.

— Tu ne savais même pas qu’ils avaient disparu ! répliqua Horemheb d’un ton cassant.

— Méten en était responsable.

— Mais toi, tu étais responsable de Méten et des autres. Tu avais ordre de veiller à mes intérêts.

— C’est ce que j’ai fait ! Qu’importe si Huy s’est procuré les comptes ? Ton nom n’y est pas mentionné.

— Je ne veux pas que vous tombiez, Kamosé et toi. Vous êtes des hommes précieux.

— Les seuls à punir sont Sénofer et Méten. Je t’ai parlé de mes soupçons à leur égard. Voilà qui semble les corroborer.

— Huy n’est pas homme à s’arrêter à la surface.

— Si les frères meurent, il croira que justice a été faite.

— Tout dépend de ce qu’Héby lui a révélé.

— Certes. Mais même si son fils nous a dénoncés, Kamosé et moi, ton nom est protégé. Nous sommes les deux seuls à connaître ton rôle dans cette affaire.

— Tu as agi avec sagesse, Ouserhet. Quel dommage qu’Atirma ait envoyé son espion chez les frères ! Héby ne serait pas mort. Mais peut-être était-ce nécessaire. Il était trop dangereux.

— Oui, acquiesça Ouserhet d’une voix atone.

— Les dieux se rient de nous. À présent, nous n’avons plus besoin de cet argent. Nous ne sommes plus obligés de financer une armée pour nous emparer du Trône d’Or. Ay se meurt, et je suis le seul homme de la Terre Noire qui puisse ceindre la double couronne après lui.

— En vérité, dit le commandant, tu es digne de devenir le Dieu-sur-Terre. »

Ouserhet était un soldat loyal, qui avait servi sous Horemheb pendant plusieurs campagnes. Mais, dans son cœur, le doute commençait à germer. Il était navré pour Huy et espérait qu’il ne découvrirait jamais la vérité. Il lui semblait qu’une terrible boucle venait d’être bouclée : Ipour et Douaf étaient morts, puis Héby. Maintenant le piège se refermait sur les frères, et Huy, à son insu, servirait d’appât tout en déclenchant le mécanisme.

« Le scribe va essayer de se procurer les comptes, dit Horemheb. Je veux que tu découvres si les fils d’Ipour les ont en leur possession. Que Kamosé envoie un homme de confiance pour les leur réclamer. »

 

Vers la fin du jour, Huy et Psaro allèrent dans la taverne du port. Huy n’éprouvait aucun désir de retourner dans le pavillon. Il avait besoin de fuir tout ce qui était lié au pouvoir de près ou de loin. Il approchait de l’entrée, le cœur ressassant la disparition d’Héby, quand un homme caché derrière une colonne se pencha et lui toucha le bras.

Les nerfs à vif, Huy bondit en arrière en cherchant son couteau. Mais il ne dégaina pas. L’homme s’était avancé dans la lumière du soir et se tenait devant lui, les yeux baissés.

« Parénefer !

— Oui, c’est moi.

— Tu as beaucoup à m’apprendre.

— Je sais. Je ne suis pas venu te voir plus tôt parce que, depuis l’autre jour, je n’ai pas dessoûlé.

— Ta négligence a provoqué l’irréparable.

— Ce n’était pas ma faute.

— Alors, que s’est-il passé ? jeta Psaro d’un ton sec. Comment as-tu pu nous perdre de vue ? Tu étais censé nous protéger.

— Je le sais bien, hélas ! Je suivais un homme que je ne connaissais pas – j’ai appris depuis qu’il travaille pour Atirma et n’est pas de la ville. C’est un petit homme malin, qui se faufile comme un chat ; mais je ne l’ai pas quitté des yeux jusqu’au quartier sud. »

Parénefer, qui avait commencé à s’expliquer précipitamment, se calma et continua d’un ton plus posé :

« Il venait de traverser la grande artère est-ouest et j’allais en faire autant quand deux chars apparurent, ouvrant la voie à une colonne de prisonniers auxquels on faisait traverser la cité. Les dieux seuls savent ce qu’ils faisaient en plein centre-ville ! Ils avaient dû être débarqués au port par accident, et non sur les jetées militaires. Ils étaient nombreux. Quand ils furent passés, je n’avais plus aucun espoir de rattraper l’espion, pourtant j’ai essayé. Je me suis dirigé vers la place où vous deviez vous rendre. Mais quelqu’un m’a assommé par-derrière. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais couché dans une vieille barque du côté du port et il faisait nuit noire.

— Tu aurais dû venir immédiatement nous trouver, lui reprocha Psaro. Qu’est-ce que ça veut dire, de te cacher et de boire comme un ivrogne ?

— J’avais honte. Accepterez-vous encore mon aide ?

— D’accord, dit Huy. Je crois qu’elle nous sera précieuse. »

La cité de la mer
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